Turquie : l’insurrection d’une génération contre l’autoritarisme

Du coup d’État rampant à la répression généralisée, une révolte populaire dévoile la névrose d’un régime en décomposition.

Le 19 mars 2025, la Turquie a basculé dans une nouvelle phase de son long cauchemar autoritaire. L’arrestation d’Ekrem İmamoğlu, maire d’Istanbul, figure d’opposition et seul rival crédible d’Erdogan, a allumé la mèche. Motif bidon : terrorisme et corruption, le combo préféré du régime pour neutraliser toute voix dissidente. Mais cette fois, la sauce n’a pas pris. La jeunesse, qu’on croyait résignée ou anesthésiée, est descendue dans la rue. Pas pour défendre un élu, mais pour crier son ras-le-bol d’un système qui l’écrase depuis sa naissance.

Car cette jeunesse-là n’a connu que la répression. Elle est née après les émeutes de Gezi. Elle a grandi sous les pleins pouvoirs d’Erdogan, matraquée par l’école, la télé, les flics et l’armée. Elle a vu les Kurdes se faire massacrer, les journalistes emprisonnés, les syndicats dissous, les féministes tabassées, les universitaires virés. Elle a vu ses parents s’épuiser pour des salaires de misère pendant qu’une clique d’islamo-nationalistes s’empiffrait en appelant au sacrifice. Et elle a vu qu’aucune élection ne changerait ça. Alors elle a compris : ce régime ne tombera pas dans les urnes, mais dans la rue.

Les manifestations qui ont suivi l’arrestation d’İmamoğlu ont été massives, spontanées, désordonnées. Et pourtant, elles ont pris tout le monde de court. Y compris l’appareil d’État. Car derrière l’apparente improvisation, une chose a changé : la peur a basculé de camp. La rue, à Istanbul, Izmir, Diyarbakir ou Ankara, s’est remplie de visages jeunes, souvent masqués, armés de pierres, de colère et d’un mot d’ordre simple :  » Vivre ainsi est pire que mourir « .

La réponse du pouvoir ? École classique : charges, matraques, gaz lacrymo, arrestations, censure numérique, coupures de réseaux, tortures en garde à vue. Même les avocat·e·s venus défendre les manifestant·e·s sont arrêté·e·s. Les médias sont muselés, les comptes Twitter fermés, les profs dissidents virés. Mais rien n’y fait. La rue tient. Elle vacille, elle saigne, mais elle tient.

Ce soulèvement n’est pas parfait. Il manque de stratégie, il manque d’unité. Surtout, il manque d’un maillon essentiel : la convergence des luttes. Le Parti DEM, héritier de la gauche kurde, a choisi la prudence. Présent symboliquement, il ne mobilise pas ses bases. Résultat : pas de jonction avec les quartiers populaires, pas de dynamique intersectionnelle. Les queers, les féministes, les anarchistes sont là, mais souvent marginalisé·e·s, invisibilisé·e·s par une foule majoritairement nationaliste, pas forcément réactionnaire, mais pas encore émancipée des vieux réflexes d’ordre.

Et pourtant, quelque chose se passe. La peur se fissure. La résignation recule. Des drapeaux, des slogans, des gestes naissent. Des groupes s’auto-organisent, apprennent les réflexes d’autodéfense, les VPN, les numéros d’avocats. Des appels au boycott économique visent les entreprises liées au régime. Et surtout, des jeunes qui n’avaient jamais manifesté de leur vie découvrent la force de la solidarité dans la rue. Le mur se craquelle. Ce mur que le régime avait construit brique par brique, à coups de purges, de répression, de mensonges patriotiques, de propagande télévisée, ce mur-là tremble.

Ce n’est pas encore une révolution. Mais c’est un début. Et comme en 2013, le régime espère étouffer dans l’œuf ce sursaut. Il a encore des alliés : une opposition légaliste qui croit encore aux tribunaux, aux bulletins de vote, à l’ordre constitutionnel. Une bourgeoisie apeurée, obsédée par la stabilité. Une extrême droite qui brandit le drapeau pendant que les jeunes crient liberté. Et un Occident qui ferme les yeux, trop occupé à signer des contrats d’armement ou à empêcher les réfugiés de traverser les frontières.

Mais la jeunesse turque, elle, ne veut plus attendre. Elle n’en peut plus d’attendre. Elle ne veut plus des promesses électorales, elle veut vivre. Elle veut respirer. Et elle sait que ça ne passera pas par un changement de Premier ministre ou par une énième réforme constitutionnelle. Ça passera par la rue. Par l’organisation. Par la désobéissance. Par la rupture. Par l’explosion.

Aujourd’hui, ce qui se joue en Turquie, ce n’est pas seulement une crise politique. C’est un affrontement entre deux mondes. Celui d’un régime qui ne tient plus que par la peur et la matraque. Et celui d’une jeunesse qui, pour la première fois, ose tout remettre en cause. Le pouvoir, la police, les normes, les dogmes, l’État. Cette jeunesse-là, c’est elle le vrai moteur du changement. Et elle le sait.

Alors oui, elle manque encore d’ancrage. Elle manque encore de relais. Mais elle n’a pas besoin de chefs. Elle n’a pas besoin de partis. Elle n’a pas besoin d’être encadrée. Ce qu’elle fait, elle le fait seule, ensemble. En auto-organisation. En horizontalité. Et c’est ça, sa plus grande force.

La suite est incertaine. Mais une chose est sûre : le pouvoir n’a pas fini d’avoir peur. Et dans cette peur, c’est peut-être bien la chute qui a commencé.

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